Quelques arrêts importants

ARRÊTS-CLÉS

Matière civile

Répétition de l’indu – Action de in rem verso – Perte d’enrichissement – Transfert effectué de bonne foi

Arrêt du 9 mars 2020 (C.19.0216.N et C.19.0217.N)et les conclusions de M. l’avocat général Vanderlinden

Dans cette affaire, la Cour formule une nouvelle règle importante concernant la doctrine du paiement de l’indu et de l’enrichissement sans cause. Afin de bien comprendre la portée de cette décision, il est utile d’en évoquer brièvement le contexte.

La loi du 24 mars 1987 relative à la santé des animaux a instauré un régime d’indemnités pour promouvoir la lutte contre les maladies animales et l’amélioration de l’hygiène, de la santé et de la qualité des animaux et des produits animaux. L’article 32, § 2, de cette loi a institué un fonds qui avait pour vocation d’intervenir dans le financement de ces indemnités. Les modalités relatives à ce fonds ont été précisées dans un arrêté royal du 11 décembre 1987. À partir du 1er janvier 1988, une cotisation obligatoire par animal abattu ou exporté vivant a été mise à charge de toute personne produisant, transformant, transportant, traitant, vendant ou commercialisant des animaux. Ainsi, au terme d’une succession de transactions entre les acteurs concernés, cette cotisation devait finalement être imputée au producteur. Toutefois, la Commission européenne a déclaré cette réglementation incompatible avec le droit de l’Union, car la cotisation s’appliquait également aux animaux importés. La loi du 24 mars 1987 relative à la santé des animaux a dès lors été abrogée par la loi du 23 mars 1998[1] et remplacée par une nouvelle réglementation applicable avec effet rétroactif au 1er janvier 1988. Par un arrêt du 21 octobre 2003[2], la Cour de justice de l’Union européenne a considéré qu’il ne pouvait être donné effet à la loi du 23 mars 1998 dans la mesure où elle imposait, avec effet rétroactif, des cotisations pour une période antérieure à la notification de cette mesure de soutien auprès de la Commission européenne. Les cours et tribunaux nationaux ont ensuite déclaré l’illégalité de l’effet rétroactif de cette cotisation contributive. Ces décisions ont donné lieu à une multitude de demandes en répétition des cotisations qui avaient été versées sans fondement juridique. C’est également le cas dans l’affaire qui a conduit à l’arrêt ici commenté : dans le cadre du système prévu par la loi du 23 mars 1998, la défenderesse, exploitant d’un abattoir, avait versé, par animal abattu, des cotisations à l’État belge et imputé à son tour ces cotisations à la demanderesse, négociant en bétail. La demanderesse réclamait à la défenderesse le remboursement des cotisations indûment payées.

Les juges d’appel ont cependant rejeté la demande, considérant, notamment, que les cotisations que la demanderesse avait versées à la défenderesse avaient disparu du patrimoine de cette dernière, dès lors qu’elle les avait elle-même reversées, de bonne foi, à l’État belge. En cassation, la demanderesse a soutenu qu’elle était fondée à exercer une action en répétition de l’indu contre la défenderesse étant donné que, dans leurs rapports mutuels, elle avait la qualité de solvens, eût-elle imputé les cotisations en son nom au producteur, et que la défenderesse avait bien la qualité d’accipiens , même si elle a reversé les cotisations en son nom à l’État belge[3].

La Cour rejette le moyen et confirme la décision des juges d’appel. Elle considère tout d’abord que la demande en répétition de l’indu est une application légale du principe général du droit suivant lequel nul ne peut s’enrichir sans cause aux dépens d’autrui. Elle précise ensuite que celui qui s’est indûment enrichi au détriment d’autrui est tenu d’indemniser l’appauvri jusqu’à concurrence du montant le plus bas de l’enrichissement et de l’appauvrissement tel qu’il est déterminé au moment du glissement de patrimoine. Dès lors que cette obligation d’indemnisation n’est pas fondée sur la responsabilité de l’enrichi, elle ne peut, en principe, placer l’enrichi dans une position plus défavorable que celle dans laquelle il se serait trouvé si le glissement de patrimoine n’avait pas eu lieu. Il s’ensuit, selon la Cour, que, si l’enrichissement est diminué en raison de circonstances non imputables à l’enrichi, il n’est tenu compte que de la partie restante de l’enrichissement. La Cour conclut ainsi qu’en cas de paiement indu, le bénéficiaire peut faire valoir, à titre de défense, qu’il pouvait raisonnablement croire en la validité du paiement, qu’il a transféré le montant reçu et qu’il existe un lien étroit entre le paiement et le transfert. La Cour estime que ce lien étroit existe notamment lorsque, comme en l’espèce, la somme indûment perçue a été transférée de bonne foi à un tiers en exécution d’une obligation légale existant au moment du transfert.

Par cet arrêt, la Cour suit la doctrine de la « perte d’enrichissement » que le professeur V. Sagaert défend notamment dans son étude bien étayée intitulée « Ongerechtvaardigde verrijking en gewijzigde omstandigheden»[4]. Dans cette étude, l’auteur aborde la question de savoir si et dans quelles circonstances la doctrine belge de l’enrichissement sans cause tient compte de la perte d’enrichissement que subit l’enrichi, une situation qui se présente principalement lorsque la valeur de l’enrichissement au moment de l’introduction de l’action de in rem verso a déjà disparu du patrimoine de l’enrichi et est entrée dans le patrimoine d’un tiers. L’auteur commence par constater que, selon la doctrine classique, la condition selon laquelle le défendeur doit s’être enrichi pour que l’action de in rem verso soit recevable doit s’apprécier au moment de l’introduction de l’action. Après une étude de droit comparé approfondie, il préconise une autre approche, plus nuancée : le moment auquel il faut évaluer l’enrichissement est, en principe, celui auquel le glissement de patrimoine a eu lieu, mais, sous certaines circonstances, et « à titre exceptionnel », il peut être renvoyé au moment de l’introduction de l’action de in rem verso. En effet, si le défendeur peut démontrer qu’il pouvait supposer de bonne foi que la valeur de l’enrichissement faisait définitivement partie de son patrimoine, sa perte ne peut lui être imputée. L’action en restitution doit donc être diminuée à raison de la perte de cette valeur. C’est ce qu’on appelle l’exception de la perte d’enrichissement qui, selon l’auteur, peut trouver son fondement juridique dans la doctrine de la confiance légitime.

Dans son arrêt, la Cour suit le point de vue défendu par le professeur V. Sagaert. C’est à juste titre que celui-ci affirme que : « L’évaluation de la restitution au moment du glissement de patrimoine, avec la possibilité de tenir compte d’une perte d’enrichissement ultérieure, semble préférable à la théorie classique, également sur le plan du résultat pratique. Elle offre en effet une solution plus équilibrée au conflit existant entre deux intérêts contradictoires, à savoir, d’une part, garantir à l‘« appauvri » le droit de faire annuler le glissement de patrimoine et, d’autre part, offrir à l’« enrichi » de bonne foi la sécurité juridique d’avoir droit à ce qu’il a reçu ».

Le professeur V. Sagaert décrit en détail les conditions d’application de l’exception de la perte d’enrichissement. Deux conditions doivent absolument être réunies :

  • tout d’abord, il doit exister un lien de causalité entre la perte et l’enrichissement. Il ne suffit pas que, dans l’intervalle séparant l’enrichissement et l’exercice de la demande, le défendeur ait subi un préjudice patrimonial, en d’autres termes, que son patrimoine ait souffert[5]. Il faut que ce préjudice patrimonial soit étroitement lié à l’obtention de l’enrichissement ;
  • en second lieu, le défendeur doit être de bonne foi, une exigence qui trouve son explication dans le fondement théorique de l’exception de la perte d’enrichissement. L’accipiens qui a connaissance du fait qu’il a indûment obtenu une valeur dans son patrimoine aux dépens d’autrui ou qui a au moins conscience du risque qu’il devra restituer la chose concernée n’est pas surpris dans sa confiance légitime[6]. En effet, cette bonne foi doit s’entendre au sens normatif, comme dans d’autres applications de la doctrine de la confiance légitime : dès lors que, selon les conceptions sociales dominantes, le défendeur aurait dû se rendre compte qu’il n’avait pas droit aux éléments de patrimoine obtenus, il ne peut se prévaloir de la perte d’enrichissement[7]. En outre, le principe mala fides superveniens non nocet ne s’applique pas, du moins pas dans le sens où une personne qui était de bonne foi au moment du glissement de patrimoine demeure définitivement hors de cause. L’accipiens ne peut invoquer que l’ensemble des actes posés avant d’avoir eu connaissance du défaut de titre. Dès qu’il est de mauvaise foi, il ne peut plus faire valoir l’exception de la perte juridique et matérielle de la chose[8].

Enfin, le professeur V. Sagaert souligne que l’exception de la perte d’enrichissement doit pouvoir être opposée à toutes les demandes fondées sur l’interdiction de l’enrichissement sans cause. Il va de soi que c’est d’emblée le cas dans le cadre de l’action de in rem verso. Cependant, comme l’indique V. Sagaert : « L’action en répétition de l’indu est également considérée à juste titre comme faisant partie du droit de l’enrichissement, de sorte que l’accipiens peut opposer au solvens la perte de ce qui a été payé »[9]. Par conséquent, les dispositions du Code civil relatives au paiement de l’indu qui reposent sur cette conception, en particulier les articles 1377 et 1379 à 1380, doivent être considérées comme des applications de la théorie plus large de la perte d’enrichissement[10].

[1] Loi du 23 mars 1998 relative à la création d’un Fonds budgétaire pour la santé et la qualité des animaux et des produits animaux, M.B., 30 avril 1998.
[2] C.J.C.E., arrêt Van Calster et Cleeren, 21 octobre 2003, affaires jointes C-261/01 et C-262/01, concl. conformes Av. gén. M. F. G. Jacobs, JT dr.eur. 2004, n° 109, 152, Jur. C.J.C.E 2003, n° 10 (C), I, 12249, S.E.W. 2004, p. 341, note J. Van De Gronden.
[3] À la différence des arrêts du 8 mai 2017, C.16.0121.N et C.16.0416.N, Pas. 2017, n° 315, concl. conformes av. gén. H. Vanderlinden et des arrêts du 20 février 2020, C.18.0572.N à C.18.0581.N et C.18.0590.N, rendus sur concl. conformes du premier avocat général R. Mortier, la question n’est pas tant de savoir si l’abattoir est encore recevable à former une action en garantie contre l’État belge lorsque le marchand de bétail a introduit une demande en répétition contre l’abattoir après l’expiration du délai de prescription de cinq ans dans lequel l’État belge peut être poursuivi en justice, en vertu de l’article 100, alinéa 1er, 1°, des lois coordonnées du 17 juillet 1991 sur la comptabilité de l’État. Cette affaire soulève plutôt la question de savoir si, au niveau du maillon précédent, le marchand de bétail est fondé à former sa propre demande en remboursement contre l’abattoir (ce qu’ont supposé les juges d’appel dans les causes C.16.0121.N et C.16.0416.N).
[4] V. SAGAERT, “Ongerechtvaardigde verrijking en gewijzigde omstandigheden”, T.P.R. 2001, p. 583-630.
[5] Ibid., p. 613.
[6] Ibid., p. 622.
[7] Ibid., p. 624.
[8] Ibid., p. 624.
[9] Ibid., p. 625.
[10] Ibid., p. 605-610.

Troubles de voisinage – Répétition journalière – Point de départ du délai de prescription

Arrêt du 29 mai 2020 (C.19.0545.F) et les conclusions de M. l’avocat général Ph. de Koster

Cette affaire a trait à la prescription d’une action fondée sur la théorie des troubles de voisinage.

La propriétaire d’un immeuble se plaignait depuis de nombreuses années de nuisances sonores provenant de l’immeuble mitoyen, qui, selon elle, étaient causées par l’encastrement de tuyauteries dans le mur mitoyen et un manque d’isolation.

Déboutée de son action en dommages et intérêts fondée sur l’article 1382 de l’ancien Code civil, déclarée prescrite par le premier juge, la propriétaire réitérait devant la cour d’appel cette demande de réparation en raison de l’usage fautif du mur mitoyen, mais introduisait aussi à titre subsidiaire une demande fondée sur l’article 544 de ce code visant à obtenir la condamnation du propriétaire voisin à réaliser tous les travaux jugés nécessaires pour rétablir l’équilibre entre les fonds.

La cour d’appel confirme que la demande fondée sur l’article 1382 de l’ancien Code civil est prescrite mais considère que tel n’est pas le cas de celle fondée sur l’article 544 de ce code.

Le pourvoi critique le point de départ du délai de prescription retenu par la cour d’appel qui a considéré que, le fait générateur du dommage étant continu et générant de nouvelles nuisances sonores, un nouveau délai de prescription a pris cours chaque fois que la propriétaire a pris connaissance d’un nouveau bruit.

La Cour confirme d’abord sa jurisprudence[11]que l’action de la victime d’un trouble excédant les inconvénients ordinaires du voisinage fondée sur l’article 544 de l’ancien Code civil est une action fondée sur une responsabilité extracontractuelle au sens de l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de ce code, qui prévoit qu’une telle action se prescrit par cinq ans à partir du jour qui suit celui où la personne lésée a eu connaissance du dommage ou de son aggravation et de l’identité de la personne responsable.

Elle en fait ensuite application en considérant, lorsqu’il s’agit d’un fait générateur des inconvénients, qui se répète chaque jour, que le trouble anormal qui en résulte journellement donne naissance à une action de la victime qui se prescrit à partir du jour qui suit celui où elle prend connaissance de ce trouble.

C’est dès lors à juste titre que la cour d’appel a considéré que la demande de la propriétaire visant à faire réaliser les travaux nécessaires pour mettre fin à ce trouble n’est pas prescrite.

La Cour tranche ainsi, à propos d’un fait générateur d’inconvénients qui se répète chaque jour, la controverse existant en doctrine.

Celle-ci se cristallise autour de trois approches : selon une première conception, inspirée du droit néerlandais en matière de pollution environnementale, en cas de trouble continu, la prescription ne commence à courir qu’au moment où celui-ci prend fin[12]. Pour d’autres jour qui suit celui où elle prend connaissance de ce trouble. C’est dès lors à juste titre que la cour d’appel a considéré que la demande de la propriétaire visant à faire réaliser les travaux nécessaires pour mettre fin à ce trouble n’est pas prescrite. La Cour tranche ainsi, à propos d’un fait générateur d’inconvénients qui se répète chaque jour, la controverse existant en doctrine. Celle-ci se cristallise autour de trois approches : selon une première conception, inspirée du droit néerlandais en matière de pollution environnementale, en cas de trouble continu, la prescription ne commence à courir qu’au moment où celui-ci prend fin[12]. Pour d’autres auteurs, il convient de considérer que le délai de prescription commence à courir dès que la victime a pris connaissance du fait dommageable continu et de ses conséquences[13] ; enfin, d’autres encore soutiennent que chaque jour la victime prend connaissance d’un dommage nouveau et dès lors chaque jour prend cours un nouveau délai de prescription pour le dommage généré ce jour-là[14].

La présente décision de la Cour peut être rapprochée de celle qu’elle a prise à propos du point de départ de la prescription de l’action contre les administrateurs lorsque ceux-ci n’ont pas veillé à adapter le capital minimum d’une société anonyme pour le 1er juillet 2001. Dans un arrêt du 17 janvier 2014[15], la Cour, qui rappelle qu’en vertu de l’article 194 des lois sur les sociétés commerciales[16], applicable à la cause, la prescription court contre les administrateurs pour les faits de leurs fonctions, à partir de ces faits ou, s’ils ont été celés par dol, à partir de la découverte de ces faits, considère que, s’agissant d’une omission, ces administrateurs répètent leur comportement fautif chaque jour où ils omettent de se conformer à cette obligation légale.

La position adoptée par la Cour dans la présente cause concilie les exigences de sécurité juridique et d’accès à la justice[17]. La victime d’inconvénients engendrés par un fait générateur qui se répète chaque jour peut ainsi demander la réparation de chaque trouble subi journellement pendant cinq ans à partir du jour qui suit celui où elle prend connaissance de ce trouble et de l’identité de son auteur.

[11] Cass., 20 janvier 2011, C.09.0306.F.
[12] Voy. notamment S. STIJNS et H. VUYE, Beginselen van Belgisch privaatrecht, d. V; Zakenrecht, b. IV, Burenhinder, Anvers, Intersentia, 2000, p. 247; Civ. Anvers, 24 février 2011, R.W., 2013-2014/16, p. 632.
[13] Liège, 4 mai 2018, J.L.M.B., 2018/33, pp. 1559 et s.
[14] Bruxelles, 16 mars 2018, 2013-AR-1823, ECLI :BE:CABRL:2018:ARR.20180316.6. ; Mons, 3 avril 2018, 2015-RG-889, ECLI:BE:CAMON:2018:ARR.20180403.1.
[15] Cass. 17 janvier 2014, C.12.0604.F.
[16] Devenu l’article 198, § 1er, du Code des sociétés et aujourd’hui l’article 2:143 du Code des sociétés et des associations.
[17] Y. NINANE, « La prescription de l’action en réparation d’un dommage causé par un fait continu », Les pages, 2018, p. 1.

Entreprise de travaux – Inexécution d’une obligation contractuelle – Exécution par un tiers – Absence d’autorisation judiciaire sans justification

Arrêt du 18 juin 2020 (C.18.0357.N)

L'article 1144 du Code civil prévoit qu'en cas d'inexécution d'une obligation contractuelle, le créancier a le droit de se faire autoriser par le juge à faire exécuter l'obligation par un tiers aux frais du débiteur.

Un certain nombre de lois particulières reconnaissent la possibilité pour un créancier, en cas d'inexécution de son débiteur et dans des circonstances exceptionnelles, telles que l'urgence, de procéder, sans autorisation judiciaire, à ses propres frais, risques et périls, au remplacement de débiteur et de récupérer ces frais à la charge du débiteur, sa façon d'agir pouvant être soumise à un contrôle judiciaire a posteriori (voir p. ex. article 47, § 2, 3° de l'arrêté royal du 14 janvier 2013 établissant les règles générales d'exécution des marchés publics ; article 36 de la loi du 21 novembre 2017 relative à la vente de voyages à forfait, de prestations de voyage liées et de services de voyage).

Par ailleurs, la jurisprudence de juridictions inférieures reconnaît dans des cas précis, notamment dans le cadre d'une vente commerciale de biens génériques où le vendeur commet un manquement grave[18] et dans le cadre de contrats d'entreprise où l'entrepreneur manque gravement à ses obligations[19], une même possibilité pour le créancier de procéder, à titre exceptionnel, au remplacement du débiteur.

Ces dernières décennies, de plus en plus d'auteurs plaident pour que le remplacement extrajudiciaire soit reconnu comme une sanction de droit commun, laquelle peut trouver à s'appliquer à tous les contrats, quelle que soit leur qualification, pourvu, bien entendu, que les conditions précitées (comme la présence de circonstances exceptionnelles) soient remplies[20]. S'il procède au remplacement du débiteur par voie extrajudiciaire sans que ces conditions soient réunies, le créancier ne pourrait non seulement pas, selon cette doctrine, réclamer au débiteur le remboursement des frais de remplacement mais perdrait en outre son droit à la réparation du dommage existant en dehors du coût du remplacement[21].

Dans l'arrêt du 18 juin 2020, la Cour reconnaît pour la première fois la possibilité pour le créancier de procéder, sans autorisation judiciaire, dans des circonstances exceptionnelles, telles que l'urgence, à un remplacement unilatéral, à ses propres frais, risques et périls, et de récupérer par la suite ces frais à la charge du débiteur, sa façon d'agir pouvant être soumise à un contrôle judiciaire a posteriori. La Cour ajoute que le créancier est cependant supposé toujours prendre en considération les intérêts raisonnables du débiteur. La Cour précise en outre, nonobstant la doctrine précitée, que, lorsque le créancier non muni d'une autorisation judiciaire préalable fait exécuter l'obligation par un tiers et que le juge constate a posteriori que rien ne le justifiait ou que l'exécution est entachée de négligence, il ne peut récupérer auprès du débiteur les frais qu'il a engagés mais conserve néanmoins son droit à la réparation du dommage né de l'inexécution du contrat.

[18] Voir p. ex. Liège, 9 janvier 2014, J.L.M.B., 2015, p. 496 ; Liège, 27 mai 1986, J.L.M.B., 1987, p. 1017 ; Mons, 4 mars 1975, J.C.B., 1975, p. 243.
[19] Voir p. ex. Gand, 5 octobre 2018, T.B.O., 2020, p. 65 ; Gand, 12 janvier 2018, T.B.O., 2020, p. 53 ; Liège, 9 janvier 2012, J.T., 2014, p. 153 ; Liège, 24 juin 1991, J.T. ,1991, 698 ; Gand, 15 décembre 1971, R.W., 1971-1972, p. 913.
[20] F. LAURENT, « Principes de droit civil », XVI, Bruxelles, Bruylant, 1875, n°200. Voir, suivant cet exemple, L. CORNELIS, Algemene theorie van de verbintenis, Anvers, Intersentia, 2000, n° 426 ; S. DE REY, Herstel in natura, Bruges, die Keure, 2019, n° 684; X. DIEUX, « La formation, l'exécution et la dissolution des contrats devant le juge des référés », R.C.J.B. 1987, p. 262 ; E. DIRIX, « Eigenrichting in het privaatrecht » dans Liber amicorum Jan Ronse, Bruxelles, Story, 1986, p. 590 ; W. GELDHOF et M. SOMERS, « Vervanging en indeplaatsstelling van de in gebreke blijvende schuldenaar: artikelen 1143-1144 BW en artikel 20, § 6 AAV als uitdrukking van een gemeen recht van contractenrechtelijke eigenrichting? », T.B.O. 2008, 160 ; W. GELDHOF et M. SOMERS, « De buitengerechtelijke vervanging van de schuldenaar vanuit rechtsvergelijkend perspectief. Handelskoop en aanneming zetten de toon », T.P.R. 2008, p. 512 ; C. HENSKENS, « Sancties bij contractbreuk » dans T. VANSWEEVELT et B. WEYTS (éds.), Handboek Verbintenissenrecht, Anvers, Intersentia, 2019, n° 578 ; R. KRUITHOF, « Overzicht van rechtspraak (1974-1980). Verbintenissen », T.P.R. 1983, n° 133- 134 ; L. SIMONT, J. DE GRAVE et P.-A. FORIERS, « Examen de jurisprudence. Les contrats spéciaux (1976 à 1980) », R.C.J.B. 1986, 284 ; S. STIJNS, De gerechtelijke en de buitengerechtelijke ontbinding van overeenkomsten, Anvers, Maklu, 1994, n° 541 ; E. SWAENEPOEL, « De eenzijdige vervanging en de eenzijdige ontbinding: verwarring troef », T.B.B.R. 2007, p. 156 e.s. ; P. VAN OMMESLAGHE, « Examen de jurisprudence (1974-1982) », R.C.J.B. 1986, p. 205 ; P. WÉRY, L'exécution forcée en nature des obligations contractuelles non pécuniaires, Bruxelles, Kluwer, 1993, n° 224 e.s. ; W. VAN GERVEN et A. VAN OEVELEN, Verbintenissenrecht, Louvain, Acco, 2015, p. 184 ; P. VAN OMMESLAGHE, « Les obligations », dans Traité de droit civil belge, II, Bruxelles, Bruylant, 2013, n° 559 ;
[21] F. BURSSENS, Handboek aannemingsrecht, Anvers, Intersentia, 2019, n° 632 ; L. CORNELIS, Algemene theorie van de verbintenis, Anvers, Intersentia, n° 428; W. VAN GERVEN et A. VAN OEVELEN, Verbintenissenrecht, Louvain, Acco, 2015, 184; P. VAN OMMESLAGHE, « Les obligations », dans Traité de droit civil belge, II, Bruxelles, Bruylant, 2013, n° 558; P. WÉRY, Droit des obligations, vol. 1, Bruxelles, Larcier, 2011, n° 800.

Assurances terrestres – Limites à une clause d’exonération pour faute lourde – Responsabilité extracontractuelle – Dommage matériel – Valeur de remplacement – Portée

Arrêt du 17 septembre 2020 (C.18.0294.F et C.18.0611.F) et les conclusions de M. l’avocat général Ph. de Koster (rendu en audience plénière)

Les propriétaires d’un immeuble souhaitent procéder à sa transformation. Lors des travaux de terrassement effectués par l’entrepreneur en bordure de cette maison d’habitation partiellement enfouie dans un talus, la partie arrière de celle-ci s’est effondrée.

Le premier juge a retenu la responsabilité de l’architecte, de l’entrepreneur qui a réalisé les terrassements ainsi que des propriétaires eux-mêmes, maîtres de l’ouvrage, a prononcé, en faveur de ces derniers, une condamnation in solidum de l’architecte et de l’entrepreneur, mais a débouté les propriétaires de leur demande à l’égard de l’assureur RC professionnelle de l’entrepreneur, qui déclinait son intervention sur la base d’une clause des conditions générales de la police d’assurance l’autorisant à ne pas couvrir le dommage en cas de faute lourde de son assuré. En ce qui concerne l’évaluation du dommage, le premier juge a déduit du montant des travaux à réaliser pour la reconstruction de la partie sinistrée de l’immeuble un coefficient de 44 p. c. pour vétusté au motif qu’il doit être tenu compte de la précarité des fondations existantes.

Cette décision est confirmée en son principe en degré d’appel.

Sur le pourvoi de l’architecte et de son assureur, la Cour confirme sa jurisprudence bien établie suivant laquelle, en vertu de l’article 8, alinéa 2, de la loi du 25 juin 1992[22] sur le contrat d’assurance terrestre, l’assureur répond des sinistres causés par la faute, même lourde, du preneur d’assurance, de l’assuré ou du bénéficiaire et il ne peut s’exonérer de ses obligations que pour les cas de faute lourde déterminés expressément et limitativement dans le contrat[23]. Il ne peut en revanche s’en exonérer en termes généraux. En application de ces principes, la Cour censure la décision du juge d’appel qui a considéré que la clause des conditions de la police n’était pas rédigée en des termes vagues ou généraux dès lors qu’elle fait référence à la nécessité d’être conscient de ne pas disposer de la compétence nécessaire, des connaissances techniques, des moyens humains ou matériels pour pouvoir exécuter les travaux et permet à un entrepreneur de cerner aisément les comportements qui sont constitutifs de faute lourde.

Sur le pourvoi des propriétaires, la Cour est invitée à se prononcer sur le principe de la déduction d’un coefficient de vétusté, en raison de l’ancienneté du mur qui s’est écroulé, du montant nécessaire pour la reconstruction de l’immeuble.

Telle est la seule question soumise à la Cour dès lors que la cour d’appel n’a pas considéré que l’état du mur était, même pour partie, à l’origine de l’effondrement ou que le mur n’assurait plus la stabilité du bâtiment.

De façon constante, la Cour consacre, tant en matière de responsabilité contractuelle qu’extracontractuelle, le principe de la réparation intégrale du dommage, qui implique le rétablissement de la personne préjudiciée dans l’état où elle serait demeurée si la faute n’avait pas été commise. Elle en déduit, s’agissant d’un dommage aux choses, que le dommage dont la réparation est due consiste, non dans la privation, pour la victime, du prix de la chose, mais dans la privation de la chose[24], ce qui implique que celui dont la chose est endommagée par un acte illicite a droit à la reconstitution de son patrimoine par la remise de la chose dans l’état où elle se trouvait avant l’acte fautif et qu’en règle, la personne lésée peut réclamer le montant nécessaire pour faire réparer la chose[25].

L’application de ces principes conduit à ne pas procéder à une déduction pour vétusté car, si le montant nécessaire pour procéder à la reconstruction est ainsi amputé, l’objectif de la réparation intégrale n’est pas atteint, la victime ne disposant pas du montant lui permettant de réparer la chose endommagée[26]. Telle était la position adoptée depuis les années 70 par la Cour de cassation de France, qui considère que « déduire des frais de la remise en état le coefficient de vétusté correspondant à l’âge du bâtiment ne replacerait pas la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable ne s’était pas produit, puisqu’elle supporterait alors injustement une dépense supplémentaire rendue nécessaire par la faute d’un tiers»[27].

Dans deux arrêts rendus les 11 février 2016[28] et 5 octobre 2018[29], la Cour a considéré que, si la victime a droit à la réparation intégrale du dommage et si, en cas de dommage causé à une chose qui lui appartient, le préjudicié a droit à la valeur de remplacement de la chose détruite, la valeur de remplacement étant le montant nécessaire pour acquérir une chose similaire, cette valeur de remplacement est égale à la valeur réelle de la chose détruite.

Elle a donc rejeté le moyen qui soutenait que le préjudicié a droit à une indemnité évaluée en fonction de la valeur nouvelle de la chose endommagée lorsqu’il ne peut acquérir une chose similaire présentant un même degré de vétusté.

La Cour a examiné la question en audience plénière.

Après avoir rappelé le principe de la réparation intégrale du dommage et énoncé que celui dont la chose est endommagée par un acte illicite a droit à la reconstitution de son patrimoine par la remise de la chose dans l’état où elle se trouvait avant ledit acte, la Cour considère qu’en règle, la personne lésée peut, dès lors, réclamer le montant nécessaire pour faire réparer la chose, sans que ce montant puisse être diminué en raison de la vétusté de la chose endommagée.

[22] Abrogé par la loi du 4 avril 2014 relative aux assurances, aujourd’hui article 62 de cette loi.
[23] Cass. 16 mars 2018, C.17.0428.F, Pas., n° 188. ; Cass. 29 juin 2009, C.08.0003.F ; Cass., 2 octobre 2009, C.08.0168.F ; cette jurisprudence est approuvée par une large doctrine : voy. notamment N. SCHMITZ, « Le point sur la charge de la preuve des causes d’exonération de garanties », Actualités du droits des assurances, CUP 2015, vol. 154, pp. 152 et s. ; C. VAN SCHOUBROECK, « Algemeen geformuleerde zorgvuldigheidsplicht niet sanctioneren door verval van dekking », R.D.C., 2007, pp. 791 et s. ; G. JOCQUÉ, « Vereiste van oorzakelijk verband tussen fout en schade. Zware fout en verval van dekking in het verzekeringsrecht », NjW, 2007, p. 847.
[24] Voy., par exemple, Cass. 28 septembre 1994, P.94.0611.F.
[25] Voy. par exemple Cass. 23 décembre 1992, Pas, 1406.
[26] Voy. notamment J.-L. FAGNART, « Plus-value et moins-value à la suite de la réparation ou du remplacement d’une chose endommagée ou perdue », For. Ass., 2013, pp. 85 et s. ; R. O. DALCQ, Traité de la responsabilité civile, t. II, n° 3481.
[27] Civ. 2e, 16 décembre 1970, n° 69-12.617 ; Civ. 1ère, 3 juillet 1990, n° 89-16042.
[28] Cass. 11 février 2016, C.15.0031.N.
[29] Cass. 5 octobre 2018, C.18.0145.N et les conclusions de Mme le premier avocat général Mortier, alors avocat général.


Droit économique

Règlements de l’Ordre des barreaux flamands et de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone – Faillites du titulaire de profession libérale – Conséquences pour l’exercice de la profession

Arrêt du 18 septembre 2020 (C.18.0353.N) et les conclusions de Mme l’avocat général E. Herregodts

La Cour de cassation peut également connaître des demandes en annulation des règlements de l’Ordre des barreaux flamands et de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone qui seraient entachés d’un excès de pouvoir, seraient contraires aux lois ou auraient été irrégulièrement adoptés (Code judiciaire, article 611).

Les compétences de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone et de l’Ordre des barreaux flamands sont inscrites à l’article 495 du Code judiciaire. L’article 496, alinéa 1er, du Code judiciaire prescrit que l’Ordre des barreaux francophones et germanophone et l’Ordre des barreaux flamands arrêtent des règlements appropriés en ce qui concerne les compétences visées à l’article 495. L’article 496, alinéa 2, du Code judiciaire ajoute qu’ils fixent, pour les relations entre les membres des différents barreaux qui en font partie, les règles et usages de la profession d’avocat et les unifient et arrêtent, à cette fin, des règlements appropriés.

Dans l’affaire soumise à la Cour, un Ordre d’avocats et deux avocats poursuivaient la nullité des articles 3, 4 et 5 du règlement de l’Ordre des barreaux flamands du 28 mars 2018 relatif à l’insolvabilité de l’avocat.

Par ce règlement, l’Ordre des barreaux flamands a élaboré des règles concernant les conséquences d’une faillite d’« un avocat, d’une association d’avocats, à l’exclusion des réseaux, ou d’une association de fait d’avocats ». L’article 3 du règlement prévoit ainsi que l’avocat déclaré en faillite est omis d’office du tableau, de la liste des stagiaires ou de la liste des avocats étrangers à partir de la date du jugement qui prononce sa faillite. Il en va de même pour les avocats associés de l’association d’avocats, à l’exclusion des réseaux, et pour les avocats membres d’une association de fait qui a été déclarée en faillite, à partir de la date du jugement qui prononce la faillite de l’association ou de l’association de fait dont ils font partie. L’article 5 du règlement précise que l’avocat déclaré en faillite peut, immédiatement après avoir été déclaré en faillite, demander au conseil de l’Ordre son inscription au tableau ou sur les listes susvisées.

Dans son arrêt du 18 septembre 2020, la Cour répond à deux questions : (1) L’Ordre des barreaux flamands est-il compétent pour édicter pareil règlement ? (2) Ce règlement s’aligne-t-il sur le Livre XX du Code de droit économique ?

La Cour répond par l’affirmative à la première question. Il ressort des articles 495, 496, 498 et 500 du Code judiciaire que le législateur a conféré aux ordres communautaires d’avocats une large autonomie afin de régler leur profession en fonction de la nature spécifique de leurs activités, notamment en ce qui concerne leur indépendance et la confidentialité des contacts, d’une part, entre les avocats et, d’autre part, entre les avocats et les clients, ainsi que le contrôle déontologique exercé en ce domaine par le bâtonnier[30]. Il s’ensuit, à l’estime de la Cour, que le législateur a conféré aux ordres communautaires la compétence d’arrêter, dans des règlements, les cas d’omission d’office du tableau, conformément à la procédure prévue en matière disciplinaire, lorsque le réclament l’honneur, les droits et les intérêts professionnels communs de leurs membres, la loyauté professionnelle ou la défense de l’avocat et du justiciable.

La Cour répond en revanche par la négative à la seconde question. Elle renvoie, d’une part, aux articles 428, 428bis, 432, 437 du Code judiciaire et, d’autre part, au Livre XX du Code de droit économique et à la Directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132 sur la restructuration et l’insolvabilité (en particulier, le considérant 72). Selon la Cour, il suit de ces dispositions que la faillite d’un titulaire de profession libérale peut uniquement entraîner la cessation de l’activité exercée à la date de la déclaration de faillite, mais non la perte de plein droit du droit d’accès à l’activité professionnelle en question, comme elle ne peut davantage empêcher ou compliquer l’exercice d’une nouvelle activité, même identique. Le règlement attaqué ne s’aligne donc pas sur les lignes directrices et les finalités de la législation relative à l’insolvabilité, de sorte qu’en imposant l’omission d’office comme conséquence de la seule faillite, l’article 3 de ce règlement est manifestement déraisonnable.

Par conséquent, la Cour annule le règlement de l’Ordre des barreaux flamands du 28 mars 2018 relatif à l’insolvabilité de l’avocat.

[30] Comp. Cass., 3 février 2017, C.16.0177.N, Pas. 2017, n° 083, point 2, al. 1er.


Droit pénal

Traitement de données à caractère personnel sans base juridique – Infraction visée par l’article 222, 1°, de la loi du 30 juillet 2018 – Elément moral – Violation de l’obligation au secret professionnel par un fonctionnaire de police – Etendue de l’obligation au secret

Arrêt du 4 novembre 2020 (P.20.0709.F)

Les faits de la cause peuvent être résumés comme suit. Alors qu’il était en incapacité de travail, un inspecteur de police s’est rendu dans un local isolé de son commissariat. Il y a consulté le registre national concernant une personne déterminée, ainsi que des « dossiers de roulage » relatifs au petit-fils de cette personne. Le policier a transmis à un détective privé les renseignements ainsi recueillis. Celui-ci était mandaté par une compagnie d’assurances pour tenter de savoir qui était le conducteur habituel du véhicule assuré. Les données transmises par le policier ont permis au détective d’écrire dans son rapport qu’« aucun fait d’alcoolémie ne lui ([le petit-fils]) a été reproché par le passé » et que « cependant, il serait connu des autorités judiciaires pour divers autres faits ».

Par un jugement rendu le 22 mai 2018, le tribunal correctionnel du Hainaut, division Charleroi, a déclaré le fonctionnaire de police coupable des deux préventions mises à sa charge : une infraction à l’article 39, 1°, de la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel (actuellement l’article 222, 2°, de la loi du 30 juillet 2018), c’est-à-dire avoir traité de telles données en infraction aux conditions imposées par l’article 4, § 1er, de cette loi, et une violation du secret professionnel (article 458 du Code pénal).

Le prévenu et le ministère public ont interjeté appel du jugement. Lorsque la cour d’appel de Mons a examiné la cause, la loi du 8 décembre 1992 avait été abrogée et remplacée par la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel[31]. Par un arrêt du 4 juin 2020, la cour d’appel a confirmé la décision du premier juge quant à la culpabilité, toutefois en requalifiant les faits relatifs au traitement de données à caractère personnel, en une infraction à l’article 222, 1°, de la loi du 30 juillet 2018.

Le prévenu s’est pourvu en cassation. Il a soutenu devant la Cour que les juges d’appel avaient violé les articles 2 du Code pénal et 222 de la loi du 30 juillet 2018, parce qu’ils auraient dû constater que l’infraction avait été commise « par négligence grave ou avec intention malveillante », cet élément étant une condition d’incrimination plus favorable prévue par la nouvelle loi. La Cour rejette ce moyen. Elle considère que, contrairement à ce que le moyen de cassation supposait, l’infraction visée à l’article 222, 1°, de la loi du 30 juillet 2018 ne requiert pas un tel élément fautif.

Les articles 222, 1°, et 222, 2°, de la loi du 30 juillet 2018 ont des objets différents.

L’article 222, 1°, punit le responsable du traitement ou le sous-traitant, et son préposé ou mandataire, « lorsque les données à caractère personnel sont traitées sans base juridique conformément à l’article 6 du Règlement [(UE) 2016/679][32] et aux articles 29, § 1er, et 33, § 1er, y compris les conditions relatives au consentement et au traitement ultérieur ». Par traitement « sans base juridique conformément » aux dispositions précitées du Règlement (UE) 2016/679 (le règlement général sur la protection des données) et de la loi du 30 juillet 2018, il faut comprendre le fait de traiter des données personnelles en dehors des seules hypothèses légales dans lesquelles le traitement de telles données est autorisé. Ces bases juridiques, ou encore « bases de licéité », sont limitativement énumérées à l’article 6 du Règlement et aux articles 29, § 1er, et 33, § 1er, de la loi du 30 juillet 2018. Le traitement[33] de données personnelles est licite, par exemple, quand la personne concernée a donné son consentement ou lorsque le traitement est nécessaire à l’exécution d’une obligation légale (art. 6, § 1er, al. 1er, a et c du Règlement), ou encore lorsque le traitement est nécessaire à l’exécution d’une mission effectuée par une autorité compétente aux fins d’enquêtes et de poursuites en matière pénale, et est fondé sur une obligation légale ou réglementaire (art. 33, § 1er, de la loi). Dans la loi du 8 décembre 1992, la règle énoncée à l’article 222, 1°, se trouvait à l’article 39, 2°[34].

L’article 222, 2°, de la loi du 30 juillet 2018 (précédemment l’article 39, 1°, de la loi du 8 décembre 1992)[35], quant à lui, ne punit pas le responsable du traitement ou le sous-traitant, et son préposé ou mandataire, qui a traité des données personnelles sans base juridique, mais rend répréhensible le fait de traiter ces données « en violation des conditions imposées par l’article 5 du Règlement et par l’article 28 de la présente loi par négligence grave ou avec intention malveillante ». Par « conditions imposées » par ces dispositions, il faut comprendre les normes que le responsable du traitement, ou son préposé ou mandataire, doit respecter quand il traite des données à caractère personnel. Il s’agit des principes légaux qui s’appliquent à l’acte de traitement en tant que tel. Schématiquement, ce sont les obligations de traiter les informations de manière licite, loyale et transparente, de les collecter à des fins déterminées, explicites et légitimes, de les conserver sous une forme permettant leur identification pendant une période n’excédant pas le temps nécessaire à la finalité poursuivie et de les traiter de manière à en garantir la sécurité. Il s’agit, aussi, de respecter des principes légaux relatifs aux données traitées elles-mêmes, comme leur caractère adéquat, pertinent et non excessif au regard des finalités de traitement, ou encore leur exactitude et actualité.

Les articles 222, 1°, et 222, 2°, ont chacun des objets différents, mais sont cependant complémentaires, dans le sens où le traitement doit, d’abord, avoir une base juridique, c’est-à-dire être autorisé en vertu de l’article 6 du Règlement ou des articles 29, § 1er, et 33, § 1er, de la loi du 30 juillet 2018, et, ensuite, être effectué en respectant les conditions de traitement énoncées à l’article 5 du Règlement et à l’article 28 de la loi[36].

Les deux dispositions diffèrent aussi quant à l’élément fautif (moral) des infractions incriminées. Comme le constate la Cour, l’article 222, 1°, ne requiert pas que le traitement sans base juridique résulte d’une « négligence grave » ou d’une « intention malveillante ». Tel n’était pas non plus le cas de l’article 39, 2°, de la loi du 8 décembre 1992, qui n’exigeait, si on utilise les termes du projet de livre 1er du nouveau Code pénal, ni une « intention spéciale » ni un « défaut grave de prévoyance ou de précaution »[37]. Par contre, lorsque le traitement de données personnelles n’a pas été effectué de la manière prescrite par les articles 5 du Règlement et 28 de la loi du 30 juillet 2018, l’article 222, 2°, indique que la violation des conditions légales doit avoir été commise « par négligence grave ou avec intention malveillante ». Il s’agit d’une nouveauté par rapport à l’article 39, 1°, de la loi du 8 décembre 1992, qui n’exigeait pas cet élément fautif[38].

Le prévenu soutenait également devant la Cour que les juges d’appel n’avaient pas pu légalement décider que l’infraction de violation du secret professionnel était établie, parce que les informations révélées par lui ne provenaient pas de dossiers dont il avait la charge, et qu’il les avait révélées à un moment où il était dispensé de service. La Cour considère d’abord que le secret au sens de l’article 458 du Code pénal s’étend à ce que la personne tenue au secret par état ou par profession a pu constater, découvrir ou déduire personnellement à raison ou à l’occasion de sa profession ou de ses fonctions[39]. A cet égard, la Cour précise que pour être tenue à l’obligation au secret, il suffit que ladite personne ait découvert des faits auxquels elle n’aurait pas eu accès en dehors de l’exercice de sa profession ou de ses fonctions[40]. La Cour décide que, sur le fondement de ses constatations, résumées ci-dessus, la cour d’appel a pu légalement décider qu’en ayant révélé, à un détective privé mandaté par une compagnie d’assurances, qu’une personne « serait connue des autorités judiciaires pour divers autres faits », le policier avait violé le secret professionnel[41].

Le prévenu soutenait également devant la Cour qu’il ne pouvait être question de violation du secret professionnel lorsque le destinataire des informations divulguées aurait pu légitimement les obtenir par une autre voie, en l’espèce en adressant une demande au parquet, qui aurait apprécié la suite à y donner. La Cour dit pour droit que l’obligation au secret sanctionnée par l’article 458 du Code pénal n’est pas subordonnée au constat que la personne à qui l’information confidentielle serait révélée ne pourrait pas l’obtenir auprès d’une autre autorité publique qui en apprécierait l’opportunité ou la légalité.

[31] Articles 280, al. 1er, et 281, al. 1er, de la loi du 30 juillet 2018.
[32] Article 2, al. 2, de la loi du 30 juillet 2018. Ainsi que l’énonce l’article 25 de la loi du 30 juillet 2018, les articles 28, 29 et 33 de la loi du 30 juillet 2018, auxquels l’article 222, 1°, et 2°, renvoie, constituent cependant, comme toutes les dispositions du titre 2 de la loi, la transposition de la directive 2016/680/UE relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement de données à caractère personnel par les autorités compétentes à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites en la matière ou d’exécution de sanctions pénales, et à la libre circulation de ces données.
[33] La cour d’appel a précisé que la consultation de données à caractère personnel est un « traitement » de données à caractère personnel (art. 5, al. 1er, de la loi du 30 juillet 2018, et art. 4, 2), du Règlement (UE) 2016/679).
[34] L’article 39, 2°, de la loi du 8 décembre 1992 punissait le responsable du traitement et son préposé ou mandataire « qui traite des données en dehors des cas prévus à l’article 5 [de la loi] ».
[35] L’article 39, 1°, de la loi du 8 décembre 1992 punissait le responsable du traitement et son préposé ou mandataire « qui traite des données à caractère personnel en infraction aux conditions imposées par l’article 4, § 1er [de la loi] ».
[36] Voy. C. DE TERWANGNE, « Les principes relatifs au traitement des données à caractère personnel et à sa licéité », Le règlement général sur la protection des données (RGPD/GDPR), C. DE TERWANGNE et K. ROSIER (dir.), Bruxelles, Larcier, 2018, pp. 118- 120.
[37] J. ROZIE, D. VANDERMEERSCH et J. DE HERDT, Un nouveau Code pénal pour le futur ? La proposition de la commission de réforme du droit pénal, Les dossiers de la Revue de droit pénal et de criminologie, la Charte, Bruxelles, 2019, p. 2 ; Proposition de loi instaurant un nouveau Code pénal - Livre et Livre 2, Doc., Ch., 2019, n° 55-417/1, p. 838 ; Proposition de loi instaurant un nouveau Code pénal (livre 1er et 2), Doc., Ch., 2019-2020, n° 55-1011/1, p. 4.
[38] N. ROLAND, « Quelles sanctions pénales en cas de violation de la vie privée ? », obs. sous Mons, 15 janvier 2020, J.T., 2020, p. 616.
[39] Cass., 2 juin 2010, Pas., 2010, p. 1698 ; J. LECLERCQ, « Le secret professionnel », Novelles. Droit pénal, t. IV, Bruxelles, Larcier, 1989, p. 7645 ; P. LAMBERT, « Secret professionnel », R.P.D.B., Complément X, Bruxelles, Bruylant, 2007, n° 205 ; N. COLETTE-BASECQZ, « Le secret professionnel : une valeur sacrifiée au nom de la lutte contre le terrorisme », La science pénale dans tous ses états – Liber amicorum Patrick Mandoux et Marc Preumont, F. KUTY et A. WEYEMBERGH (dir.), Bruxelles, Larcier, 2019, pp. 146 et 151.
[40] J. PRADEL et M. DANTI-JUAN, Manuel de droit pénal spécial, Paris, Cujas, 2001, p. 243.
[41] Ainsi que le relève la cour d’appel, les fonctionnaires de police ne sont pas seulement tenus au secret professionnel en vertu de l’article 458 du Code pénal. D’autres dispositions légales ou réglementaires consacrent ou mentionnent le secret professionnel du policier : l’article 131 de la loi du 7 décembre 1998 organisant un service de police intégré, structuré à deux niveaux ; l’article 48 de la loi du 26 avril 2002 relative aux éléments essentiels du statut des membres du personnel des services de police et portant diverses autres dispositions relatives aux services de police ; l’article 34 de l’arrêté royal du 10 mai 2006 fixant le code de déontologie des services de police. Concernant le champ d’application personnel de l’article 458 du Code pénal, voy. Cass., 27 juin 2007, Pas., 2007, p. 1349.


Procédure pénale

Droit au silence – Droit de refuser de collaborer à sa propre condamnation – Ordonnance du juge d’instruction visant la communication du code d’accès d’un portable

Arrêt du 4 février 2020 (P.19.1086.N) et les conclusions de M. l’avocat général B. De Smet

Sur le fondement de l’article 88ter, § 1er, du Code d'instruction criminelle, le juge d’instruction peut, par voie de contrainte motivée (« ordre de décryptage »), obliger la personne qui connait le code d’accès à un système informatique tel qu’un téléphone portable à le communiquer (« obligation de décryptage »). L’article 88quater, § 3, de ce code punit celui qui refuse de donner suite à cet ordre, sans exception faite du suspect. Par contre, le juge d’instruction ne peut contraindre le suspect aux obligations plus actives prévues à l’article 88quater, § 2, du Code d'instruction criminelle (la mise en fonctionnement du système informatique ou l’exécution de certaines opérations comme l’ouverture, la recherche ou la copie de fichiers). De ce fait, le suspect supporte une obligation d’informer sanctionnée en droit pénal mais pas l’obligation de collaborer.

La question de savoir si cette obligation d’information est contraire au droit du suspect de ne pas collaborer à sa propre incrimination a trouvé diverses réponses auprès des juges du fond[42].

Dans la cause en l’espèce, le prévenu qui, sur la base des constatations des verbalisateurs, était suspecté d’avoir commis des infractions en matière de stupéfiants, avait refusé de donner suite à l’ordonnance du juge d’instruction lui intimant de fournir le code d’accès des téléphones portables trouvés en sa possession. En première instance, le prévenu a fait l’objet d’une condamnation de ce chef, mais il a bénéficié d’un acquittement en degré d’appel. La cour d’appel a considéré que le fait de contraindre le prévenu, sous la menace de sanctions pénales, à collaborer personnellement et activement à l’administration de la preuve à sa charge, en communiquant la clé de cryptage relative à ses téléphones portables, est incompatible avec son droit de garder le silence et avec l’interdiction d’être forcé de s’auto-incriminer, tels que déduits notamment de la présomption d’innocence.

Cette décision est cassée.

À partir de la motivation de l’arrêt attaqué, la Cour examine la compatibilité de l’article 88quater, §§ 1 et 3, du Code d'instruction criminelle, avec la présomption d’innocence telle que consacrée aux articles 6, § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 14, § 2, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et avec le droit de ne pas collaborer à sa propre accusation tel que consacré à l’article 14, § 3, g, dudit Pacte, lu en combinaison avec les considérants 24, 25, 27 et 29 et avec les articles 6.1 et 7 de la directive (UE) 2016/343 du 9 mars 2016 portant renforcement de certains aspects de la présomption d'innocence et du droit d'assister à son procès dans le cadre des procédures pénales (JO L 65 du 11 mars 2016, p. 1-11).

Dans un premier temps, la Cour délimite les conditions d’application de l’article 88quater, § 1er, du Code d'instruction criminelle : au moment de l’information demandée, les autorités de recherche et d’instruction ont déjà exploré l’appareil sans avoir eu recours à la contrainte sur la personne à laquelle l’information est demandée et l’instance poursuivante doit démontrer que cette personne connait le code d’accès sans aucun doute raisonnable. On peut donc penser à la situation classique, telle qu’elle se présente en l’espèce, dans laquelle un système informatique est saisi sur une personne qui, sur la base d’autres indices, est suspectée d’avoir commis une infraction. L’article 88quater, § 1er, du Code d'instruction criminelle ne se prête donc pas à une « fishing expedition » et ne peut davantage être associé à des mesures visant à contraindre le suspect à révéler l’existence ou la localisation de son téléphone portable.

À cela s’ajoute indirectement un élément, à savoir la proportionnalité de la mesure coercitive avec l’infraction au cœur de l’enquête : la mesure visée à l’article 88quater, §§ 1 et 3, du Code d'instruction criminelle est trop radicale par rapport notamment à la vie privée pour être mise en œuvre pour une infraction mineure. Cet aspect des choses n’est pas contesté. La Cour ne voit pas davantage de problème à cet égard. Les infractions en matière de stupéfiants sont prises en compte pour l’application de la mesure.

Subsiste alors la question de savoir si la mesure est contraire au droit de ne pas s’auto-incriminer. Ce droit, incluant le droit de se taire, relève notamment du droit à un procès équitable garanti par l’article 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, bien qu’il n’empêche pas les autorités judiciaires de faire usage d’éléments, même obtenus sous la contrainte, qui existent indépendamment de la volonté du suspect[43]. La directive précitée va dans le même sens. On peut penser, par exemple, aux données biologiques telles que le sang, l’ADN ou l’urine, mais faut-il également y inclure un élément indépendant de sa volonté qui se trouve dans la mémoire neurologique du prévenu, comme un code d’accès que le suspect a choisi ou a appris par cœur ? Cela fait-il la différence qu’un acte soit requis du suspect, comme le fait de révéler ou de noter le code ?

La Cour fonde sa décision à ce sujet sur trois points essentiels, à savoir :

1) le code d’accès à un système informatique existe indépendamment de la volonté de la personne qui a connaissance de ce code. Ce dernier reste inchangé qu’il soit communiqué ou non et entre en ligne de compte pour un contrôle immédiat. Il n’existe aucun risque pour la fiabilité des éléments de preuve.

2) il y a lieu de distinguer l’information qui consiste en le code d’accès au téléphone portable des informations en toile de fond du système informatique, lequel peut être exploré grâce à l’utilisation du code d’accès. Le code d’accès ne délivre donc en soi que des informations limitées et neutres. Le suspect ne peut être contraint de collaborer davantage à l’exploration du système informatique (cf. supra, art. 88quater, § 2, du Code d'instruction criminelle) et les droits de défense du suspect concernant les informations sous-jacentes restent intacts.

3) compte tenu du succès énorme des smartphones, également parmi les criminels, ainsi que du fait que ces appareils sont presque toujours sécurisés avec une forte clé de cryptage qui est soit déjà programmée d’origine sur l’appareil, soit largement disponible et très difficile à déchiffrer, même par des spécialistes, il n’est plus possible à l’heure actuelle de procéder à un tel travail de recherche sans accorder la possibilité de délivrer un ordre de décryptage. C’est en ce sens que doit évoluer l’interprétation de droits fondamentaux tel que le droit à la vie privée.

Il s’avère que, par son arrêt n° 28/2020 du 20 février 2020[44], la Cour constitutionnelle partage cette opinion. En réponse à une question préjudicielle de la cour d’appel d’Anvers sur la différence de traitement du suspect au regard de l’article 88quater, §§ 1 et 2, du Code d'instruction criminelle, la Cour constitutionnelle considère que le droit de ne pas être contraint de collaborer aux poursuites dont il fait l’objet ne concerne pas des éléments indépendants de sa volonté, et que l’obligation d’information prévue à l’article 88quater, §§ 1 et 3, du Code d'instruction criminelle est justifiée par la nécessité de mettre à la disposition des autorités judiciaires les moyens adéquats en vue de poursuivre et de réprimer les infractions. La différence de traitement par rapport à l’article 88quater, en ses §§ 1 et 2, du Code d'instruction criminelle, sachant que le suspect n’est tenu de collaborer au recueil de la preuve que dans le deuxième cas de figure, n’est donc pas contraire au principe d’égalité.

La doctrine est mitigée tant à l’égard de l’arrêt de la Cour en cette cause qu’à l’égard de l’arrêt de la Cour constitutionnelle[45]. Les regards se tournent vers la Cour européenne des droits de l’homme qui n’a pas encore pris position sur cette problématique spécifique.

[42] Par ex. mis. acc. Anvers 28 juin 2018, N.C. 2018, 511 ; mis. acc. Anvers 21 décembre 2017, N.C. 2018, p. 505 ; mis. acc. Anvers 7 juillet 2017, N.C. 2018, p. 503 ; Gand, 4ème chambre, 14 mai 2019, R.A.B.G. 2019, 1160 ; Gand, 10ème chambre, 7 juin 2019, R.A.B.G. 2019, 1167 ; mis. acc. Gand 8 février 2018, N.C. 2018, p. 509 ; Gand 23 juin 2015, N.J.W. 2016, p. 134 note de C. CONINGS ; Corr. Flandre occidentale, division Furnes 23 octobre 2018, N.C. 2018, p. 606 ; Corr. Anvers, div. Anvers 13 juillet 2018, N.C. 2018, p. 519 ; Corr. Anvers, division Malines, 11 janvier 2018, N.C. 2018, p. 515 ; Corr. Termonde 17 novembre 2014, N.J.W. 2016, p. 132, note de C. CONINGS.
[43] Par ex. Cour eur. D.H., 17 décembre 1996, Saunders/Royaume-Uni, n° 69 ; Cour eur. D.H., 3 mai 2001, n° 31827/96, J.B./Suisse, n° 66 ; Cour eur. D.H., grande chambre, 11 juillet 2006, Jalloh/Allemagne, n° 101 ; Cour eur. D.H., grande chambre, 10 mars 2009, Bykov/Russie, n° 104.
[44] M.B. 17 juni 2020, N.C. 2020/5, p. 438, note de S. ROYER et W. YPERMAN, “Wankele argumenten van hoogste Belgische hoven in uitspraken over decryptiebevel”.
[45] Par ex. C. VAN DE HEYNING et P. TERSAGO, “Onderzoeksrechter kan code smartphone afdwingen van verdachte”, Juristenkrant 2020, n° 403, pp. 1 et 7 ; S. ROYER et W. YPERMAN, “Wankele argumenten van hoogste Belgische hoven in uitspraken over decryptiebevel”, note sous Cour const. n° 28/2020, 20 février 2020, N.C. 2020/5, 441-445 ; C. CONINGS et R. DE KEERSMAECKER, “To save but not too safe: hoogste Belgische rechters zien geen graten in het decryptiebevel voor de verdachte”, T.Straf. 2020, pp. 163-175 ; C. FORGET, « la compatibilité entre le droit au silence et le fait de contraindre un suspect à dévoiler un mot de passe”, Rev.dr.pén.crim., 2020, pp. 1063 et s.

Droits de la défense – Droit à un procès équitable – Droit de prendre part en personne au procès pénal – Droit à la concertation avec un avocat – Mandat d’arrêt européen – Liberté sous conditions du prévenu à l’étranger – Pas de consentement à la remise à la Belgique – Demande du prévenu de prendre part en personne au procès – Impossibilité de comparaître – Rejet de la demande

Arrêt du 7 avril 2020 (P.20.0231.N) et les conclusions de M. l’avocat général B. de Smet

En l’espèce, le demandeur, S.Z., prévenu dans une affaire de trafic d’êtres humains, souhaitait être présent en personne à son procès. La Belgique avait émis un mandat d’arrêt européen à l’encontre de S.Z., en exécution duquel il a été arrêté à l’aéroport de Gatwick. S.Z. s’est opposé à sa remise à la Belgique, mais n’a pas renoncé à son droit d’être présent physiquement à son procès en Belgique. L’avocat de S.Z. a dès lors demandé une remise de la cause à la cour d’appel, de manière à attendre que la procédure de remise en cours au Royaume-Uni se solde par une décision.

La cour d’appel n’a pas fait droit à cette demande de remise et a procédé à l’examen de la cause en présence de l’avocat de S.Z. Elle considère que l’absence physique du prévenu ne viole pas son droit à un procès équitable dès lors que ses droits de défense ont été garantis à suffisance.

Selon l'article 6, § 3, c), de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, tout accusé a le droit de se défendre lui-même ou de se faire assister d’un conseil de son choix. L'article 14, § 3, d), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques précise ce droit en prévoyant expressément que l’accusé a le droit d’être jugé en sa présence. Toute personne poursuivie du chef d’une infraction pénale a donc le droit d’être présente à son procès. Cela ne signifie pas qu’elle peut être obligée d’y assister personnellement. Elle a aussi le droit de se faire représenter ou de ne pas comparaître[46].

La Cour européenne des droits de l’Homme considère que la présence du prévenu aux audiences et sa participation effective et en personne au procès pénal constituent autant de garanties essentielles entourant son droit à un procès équitable. Elles lui permettent en effet d’assurer pleinement sa défense, en concertation avec son conseil[47].

Les autorités doivent également prendre les mesures nécessaires à la participation effective du prévenu à son procès et, le cas échéant, remettre l’examen de la cause ou disjoindre celle-ci pour permettre au(x) prévenu(s) d’être présent(s)[48].

Il ressort de la jurisprudence constante de la Cour que le droit du prévenu d’être présent physiquement à son procès pénal signifie qu’il a le droit de suivre son procès et d’y participer de manière effective s’il le souhaite. Il doit pouvoir se concerter avec son conseil, lui donner des instructions, faire des déclarations et contredire les éléments de preuve[49].

Toutefois, le droit de prendre part en personne au procès pénal n’est pas absolu et l’examen de la cause en l’absence de la personne poursuivie n’est pas nécessairement incompatible avec l’article 6 de la Convention[50].

Ainsi, il est évident que ce droit ne peut être exercé dans le but d’entraver le procès pénal. Lorsqu’un prévenu ne renonce pas à son droit de comparaître en personne et, par la voix de son conseil, demande à être présent physiquement mais, en réalité, n’entend pas réellement l’être dès lors qu’il est en fuite, il rend impossible l’exercice de son droit et le juge peut examiner la cause en son absence[51].

Cette absence de volonté de comparaitre dans le chef du prévenu ne peut toutefois être déduite de l’exercice par ce prévenu d’autres droits comme, par exemple, celui de s'opposer à sa remise fondée sur un mandat d’arrêt européen dont l’exécution assurerait pourtant sa comparution. Il ne peut être inféré du constat que le prévenu n'a pas consenti à sa remise, qu’il se met dans l’impossibilité d’être présent.

Même dans certaines hypothèses où l’absence du prévenu ne peut lui être reprochée, le juge répressif peut décider de ne pas remettre l’examen de la cause mais de le poursuivre en son absence et ce, afin d’éviter la survenance de la prescription, de permettre le jugement de la cause dans un délai raisonnable ou d’assurer la fiabilité de la preuve [52]. Le juge doit examiner la raison pour laquelle le prévenu est dans l’impossibilité de comparaitre[53] ainsi que les mesures pouvant être prises pour néanmoins assurer sa présence[54].

Le droit à un procès équitable, entendu comme incluant les droits de la défense, doit néanmoins avoir été garanti tout au long de la procédure[55].

À cette fin, le juge doit examiner le sérieux de l’impossibilité de comparaître, le déroulement antérieur de la procédure, notamment au stade de l’instruction, et la mesure dans laquelle le prévenu était physiquement présent ou non lors de ces stades antérieurs. L’importance de la présence physique du prévenu doit également être prise en compte dans la mesure où elle permet de connaître et de prendre en compte sa personnalité et ses motivations dans le cadre de l’appréciation de sa culpabilité ou de la fixation de sa peine[56].

Ces critères, plutôt vagues et généraux, laissent une marge d’appréciation importante au juge. Celui-ci doit, en priorité, permettre la présence du prévenu qui souhaite assister en personne à son procès. Lorsqu’une remise de l’examen de la cause n’est pas raisonnable ou mettrait en péril la fiabilité de la preuve, le juge doit examiner si les droits de défense du prévenu demeureront respectés malgré son absence[57]. La gravité de l’affaire revêt une grande importance dans le cadre de cette appréciation. La présence du prévenu est essentielle lorsque l’issue du procès risque de lui porter gravement préjudice, par exemple en cas de prononciation à son encontre d’une peine significativement plus lourde en degré d’appel[58]. En revanche, sa présence physique est moins nécessaire s’agissant de l’examen de points de droit[59].

[46] Cour eur. D.H., 21 janvier 1999, Van Geyseghem c. Belgique, 26103/96.
[47] Voir à ce propos : Cour eur. D.H., 14 février 2017, Hokkeling c. Pays-Bas, 30749/12, n° 57 : le prévenu doit pouvoir interroger ou faire interroger des témoins ; Cour eur. D.H., 1 mars 2006, Sejdovic c. Italie, 56581/00, n° 92: il doit pouvoir être confronté aux déclarations de la victime ; Cour eur. D.H., 18 mai 1999, Ninn-Hansen c. Danemark, Ninn-Hansen c. Danemark, Stanford c. Royaume-Uni, 16757/90 : le prévenu doit pouvoir suivre les débats en personne ; Cour eur. D.H., 23 novembre 1993, Poitrimol c. France, 14032/88, n° 35; Cour eur. D.H., 12 février 1985, Colozza c. Italie, 9024/80, n° 27.
[48] Cour eur. D.H., 1 mars 2006, Sejdovic c. Italie, 56581/00, n° 84-85 ; Cour eur. D.H.,7 février 2012, Proshkin c. Russie, 28869/03, n° 101-102 ; Cour eur. D.H., 21 septembre 1993, Kremzow c. Autriche, 12350/86, n° 68 ; Cour eur. D.H., 28 août 1991, F.C.B. c. Italie, 12151/86, n° 33 ; Cour eur. D.H., 9 avril 1984, Goddi c. Italie, 8966/80.
Le prévenu qui est incarcéré pour avoir commis d'autres infractions, et qui ne peut donc être présent en raison de son propre fait, conserve lui aussi le droit de comparaître en personne (Cour eur. D.H., 14 février 2017, Hokkeling c. Pays-Bas, 30749/12, n° 62 ; Cour eur. D.H., 28 août 1991, F.C.B. c. Italie, 12151/86, n° 35) ; sur la renonciation au droit de comparaître en personne : Cour eur. D.H., 1 mars 2006, Sejdovic c. Italie, 56581/00, n° 86-88 et 99 ; Cour eur. D.H.,18 octobre 2006, Hermi c. Italie, 18114/02, n° 75.

[49] Cass. 30 mai 2017, P.14.0605.N, R.W., 2018-19, p. 298, note J. MEESE, “Het recht van de beklaagde om persoonlijk aanwezig te zijn bij het strafproces”, R.W., 2018-2019, pp. 299-300 ; Cass. 20 septembre 2016, P.16.0231.N, R.A.B.G., 2017/1, 62, note C. VAN DE HEYNING, “Het recht op deelname aan de procedure: wanneer ben je tijdig ziek genoeg?”, R.A.B.G., 2017/1, pp. 66-71 ; Cass. 21 juin 2016, P.15.0404.N, R.A.B.G., 2017/1, p. 58, , 2017, p. 75 ; voir également Cass. 15 mai 2019, P.19.0169.F.
[50] Cour eur. D.H., 14 février 2017, Hokkeling c. Pays-Bas, 30749/12, n° 58 ; Cour eur. D.H., 1 mars 2006, Sejdovic c. Italie, 56581/00, n° 82.
[51] Cour eur. D.H., 1 mars 2006, Sejdovic c. Italie, 56581/00, n° 86-88 et 99-101: exemple : un prévenu qui échappe à une arrestation.
[52] Cour eur. D.H., 18 mai 1999, Ninn-Hansen c. Danemark, 28972/95 ; Cour eur. D.H., 12 février 1985, Colozza c. Italie, 9024/80 ; Cass. 21 juin 2016, P.15.0404.N, R.A.B.G. 2017/1, p. 58, N.C., 2017, p. 75.
[53] Cass. 20 septembre 2016, P.16.0231.N, R.A.B.G., 2017/1, p. 62.
[54] Cour eur. D.H.,14 février 2017, Hokkeling c. Pays-Bas, 30749/12, n° 60-61.
[55] Cass. 30 mai 2017, P.14.0605.N, R.W., 2018-19, p. 298 ; Cass. 21 juin 2016, P.15.0404.N, R.A.B.G. 2017/1, p. 58, N.C. 2017, p. 75.
[56] Cour eur. D.H., 25 avril 2013, Zahirovic c. Croatie, 58590/11, n° 57 ; Cour eur. D.H., 21 septembre 1993, Kremzow c. Autriche, 12350/86, n° 67-68 : la sévérité de la sanction à infliger ;Cour eur. D.H., 25 septembre 1997, Zana c. Turquie, 69/1996/688/880, n° 71-73 ; Cour eur. D.H., 18 mai 1999, Ninn-Hansen c. Danemark, 28972/95 ; Cour eur. D.H., 3 octobre 2000, Pobornikoff c. Autriche, 28501/95 ;Cour eur. D.H., 7 février 2012, Proshkin c. Russie, 28869/03, n° 31.
[57] Cass. 20 septembre 2016, P.16.0231.N, R.A.B.G., 2017/1, p. 62 ; Cass. 21 juin 2016, P.15.0404.N, R.A.B.G., 2017/1, p. 58, N.C. 2017, p. 75.
[58] Cour eur. D.H., 14 février 2017, Hokkeling c. Pays-Bas, 30749/12, n° 61 ; Cour eur. D.H., 25 avril 2013, Zahirovic c. Croatie, 58590/11, n° 61-62.
[59] Cour eur. D.H., 25 avril 2013, Zahirovic c. Croatie, 58590/11, n° 54-55.

Maladie mentale du prévenu – Recevabilité des poursuites - Conditions

Cass. 23 septembre 2020 (P.20.0402.F) et les conclusions de M. l’avocat général M. Nolet de Brauwere

Que peut faire la justice lorsqu’un prévenu sain d’esprit au moment des faits est devenu dément au jour du procès, au point d’être incapable d’en comprendre l’enjeu ?

La question s’est posée à propos d’un prévenu de faits de mœurs intra-familiaux qui, au moment de son procès, était atteint d’une forme de démence sénile.

Par un jugement rendu le 24 mai 2019, le tribunal correctionnel de Namur, division de Namur, avait ordonné l’internement de l’intéressé en application de la loi du 5 mai 2014 relative à l'internement et accordé des dommages et intérêts aux parties civiles.

Par un arrêt du 13 février 2020, la cour d’appel de Liège a considéré que les poursuites sont irrecevables et s’est déclarée sans compétence pour connaître des actions civiles. L’arrêt constate qu’étant atteint de démence incurable de type Alzheimer, dont les premiers symptômes sont en toute vraisemblance, selon l’expertise psychiatrique, apparus à la fin de la période infractionnelle, et n’ayant dès lors pu être entendu ni par les enquêteurs quant aux faits ni par les experts psychiatres en vue d’un examen mental, le prévenu est incapable de comprendre la nature ou l’objet des poursuites, de préparer sa défense, de suivre les débats et de comprendre la portée de la sanction qui devrait le cas échéant être retenue si les faits devaient être déclarés établis.

L’article 9 de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement prévoit que l’internement ne peut être prononcé qu’à l’égard d’une personne : 1° qui a commis un crime ou un délit portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers, 2° qui est atteinte, au moment de la décision, d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes, 3° pour laquelle le danger existe qu’elle commette de nouveaux faits tels que visés au 1° en raison de son trouble mental, éventuellement combiné avec d’autres facteurs de risque, 4° après la réalisation d’une expertise psychiatrique contradictoire[60].

Une poursuite pénale n’a pas toujours pour but la déclaration de culpabilité et la sanction, elle peut aussi se justifier pour entendre prononcer une mesure de sûreté, comme le demandait le ministère public en l’espèce et comme l’avait décidé le premier juge. La démence peut abolir le discernement mais n’a pas pour effet, en soi, d’abolir la dangerosité.

Si l’article 9 de la loi du 5 mai 2014 prévoit que l’internement est possible lorsque le trouble mental d’une personne abolit la capacité de discernement, il peut en être déduit qu’un procès en cause d’une telle personne puisse se tenir, pour autant que des précautions propres à cette procédure soient prises (expertise, avocat).

Dans la matière de la responsabilité civile également, pour éviter une situation qui pourrait heurter le sens de l’équité, le législateur ne s’oppose pas à la tenue d’un procès en cause d’une personne dont la facultés cognitives sont abolies, et qui, normalement, ne répond pas de sa faute civile (article 1386bis du Code civil)[61].

Dans le contexte du droit conventionnel, la question est plus délicate. En vertu de l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le droit d'un accusé de participer réellement à son procès inclut en principe le droit non seulement d'y assister, mais aussi d'entendre et de suivre les débats. Inhérents à la notion même de procédure contradictoire, ces droits peuvent également se déduire du droit de l'accusé, énoncé en particulier à l'article 6.3, c), de « se défendre lui-même ». La « participation réelle », dans ce contexte, présuppose que l'accusé comprenne globalement la nature et l'enjeu pour lui du procès, notamment la portée de toute peine pouvant lui être infligée. Il doit être à même d'exposer à ses avocats sa version des faits, de leur signaler toute déposition avec laquelle il ne serait pas d'accord et de les informer de tout fait méritant d'être mis en avant pour sa défense. Les circonstances de la cause peuvent imposer aux États contractants de prendre des mesures positives de manière à permettre à l'accusé de participer réellement aux débats. La Cour européenne considère également « que des garanties spéciales de procédure peuvent s'imposer pour protéger ceux qui, en raison de leurs troubles mentaux, ne sont pas entièrement capables d'agir pour leur propre compte »[62].

Toutefois, une affaire n’est pas l’autre et il ne semble pas que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui n’échappe pas à une certaine casuistique, permette de conclure à l’impossibilité totale d’organiser un procès dans ce cas[63].

C’est ainsi que la Cour de cassation a, par l’arrêt du 23 septembre 2020, jugé comme suit :

« Il ne résulte pas de l’article 6 de la Convention que le juge soit tenu de conclure à l’irrecevabilité de la poursuite au seul motif qu’au jour du jugement, le prévenu, sain d’esprit au moment de l’infraction, ne dispose plus des capacités cognitives lui permettant de comprendre le procès qui lui est fait.

Ainsi, à supposer que la capacité mentale du prévenu soit réduite à néant, cette circonstance ne saurait porter en elle-même atteinte à l’essence du procès, qui peut constituer également un enjeu important pour les victimes et pour la société, pour autant que les règles de procédure garantissent la protection de la personne poursuivie.

A cet égard, l’article 9 de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement prévoit notamment que l’internement, qui n’est pas une peine mais une mesure de sûreté, peut être prononcé, dans les conditions que cette disposition détermine, à l’égard d’une personne qui est atteinte, au moment de la décision, d’un trouble mental qui abolit sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes. Par ailleurs, l’article 81, § 1er, de cette loi dispose que les juridictions ne peuvent statuer sur les demandes d'internement qu'à l'égard des personnes concernées qui sont assistées ou représentées par un conseil.

Enfin, l’action civile exercée par la victime d’une infraction commise par une personne atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes, est subordonnée aux conditions particulières que prévoit l’article 1386bis du Code civil, selon lequel le juge peut la condamner à tout ou partie de la réparation à laquelle elle serait astreinte si elle avait le contrôle de ses actes, mais en statuant selon l'équité, c’est-à-dire tenant compte des circonstances et de la situation des parties.

La loi détermine ainsi les conséquences attachées, tant du point de vue de l’action publique que de celui de l’action civile, au constat, par le juge, que le prévenu est atteint au moment de son procès d’un trouble mental qui abolit sa capacité de discernement.

Il résulte de ces dispositions que la conséquence de pareil constat n’est pas l’irrecevabilité de la poursuite, mais, lorsqu’il est établi que le prévenu a commis les faits, d’une part, l’interdiction, en règle, de le soumettre à une peine et, d’autre part, lorsque l’action civile est exercée, la subordination de sa condamnation à la réparation du préjudice causé par l’infraction au régime prévu par l’article 1386bis du Code civil.

En décidant que les poursuites sont irrecevables après avoir considéré que, atteint d’une maladie dégénérative de type Alzheimer, le défendeur, prévenu du chef de viols et d’attentats à la pudeur avec la circonstance qu’il est le grand-père de la victime, était dans l’incapacité de comprendre les faits qui lui étaient reprochés ainsi que de percevoir les tenants et les aboutissants du procès, fût-il assisté d’un avocat, la cour d’appel n’a pas légalement justifié sa décision. »

Si la Cour a cassé l’arrêt soumis à sa censure et renvoyé la cause à une autre formation de jugement, il n’en reste pas moins qu’il peut paraître opportun que le législateur se penche sur cette situation.

[60] Pour une analyse de ces conditions, voy. N. COLETTE-BASECQZ, « La loi du 5 mai 2014: un meilleur cadre légal pour l’internement des personnes atteintes d’un trouble mental », in M.-A. BEERNAERT (éd.), Actualités de droit pénal, Limal, Anthemis, 2015, pp. 170-180.
[61] L’article 1386bis du Code civil dispose que « Lorsqu'une personne atteinte d'un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes]1, cause un dommage à autrui, le juge peut la condamner à tout ou partie de la réparation à laquelle elle serait astreinte si elle avait le contrôle de ses actes. Le juge statue selon l'équité, tenant compte des circonstances et de la situation des parties ».
[62] Cour eur. D.H., 23 février 2012, G. c. France, requête n° 27244/09, r.o 52 et r.o. 53.
[63] Voy. les conclusions du Parquet précédant l’arrêt du 23 septembre 2020, publiées à leur date dans la Pasicrisie.

Mandat d’arrêt européen – Exécution demandée à la Belgique – Remise différée – Requête de mise en liberté – Contrôle de légalité

Arrêt du 10 juin 2020 (P.20.0543.F) et les conclusions de M. l’avocat général D. Vandermeersch

Le ministère public a différé pour des raisons humanitaires sérieuses la remise à l’Etat d’émission d’une personne détenue en vertu d’un mandat d’arrêt européen rendu exécutoire.

La loi du 19 décembre 2003 relative au mandat d’arrêt européen ne prévoit pas la possibilité pour une telle personne de solliciter sa mise en liberté. Or, selon l’enseignement de la Cour constitutionnelle, l’intéressé doit pouvoir demander à la juridiction d’instruction, nonobstant le silence de la loi, de vérifier la légalité de sa détention et solliciter, le cas échéant, sa mise en liberté sous conditions ou sous caution, ou l’exécution de sa détention par surveillance électronique.

La juridiction d’instruction est ainsi appelée à combler une lacune législative dès lors qu’aucune disposition de cette loi ne règle la procédure à appliquer lorsque cette personne dépose une requête à cette fin. En l’espèce, la cour d’appel a considéré qu’en raison de la circonstance que la chambre du conseil n’avait pas statué sur la requête de mise en liberté de la personne faisant l’objet du mandat d’arrêt européen dans le délai de cinq jours visé à l’article 27, § 3, alinéa 3, de la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive, l’intéressé devait être mis en liberté.

Dans son arrêt, la Cour a jugé que s’il appartient au juge de remédier à une lacune dans la loi du 19 décembre 2003, celui-ci doit toutefois se conformer aux dispositions et aux objectifs de la décision-cadre du Conseil du 13 juin 2002, qui prévoit que l'autorité compétente de l’État membre d’exécution prenne toute mesure qu'elle estimera nécessaire en vue d'éviter la fuite de la personne recherchée et d’assurer ainsi sa remise effective à l’Etat d’émission.

Aucune disposition de la loi du 19 décembre 2003 ou de la décision-cadre précitée ne prévoient ou n’autorisent que la personne détenue en vertu de la décision d’exécuter le mandat d’arrêt européen prise par la juridiction d’instruction en application de l’article 16 de la loi, et qui a déposé une requête de mise en liberté provisoire, bénéficie d’une libération pure et simple lorsque la chambre du conseil n’a pas statué dans un délai de cinq jours à compter du dépôt de la requête.

La Cour considère dès lors qu’en ayant jugé qu’en vertu de l’article 27, § 3, alinéa 3, de la loi du 20 juillet 1990, l’intéressé devait être remis en liberté en raison de la circonstance que la chambre du conseil ne s’était pas prononcée dans le délai de cinq jours prévu par cette disposition sur les mérites de sa requête de mise en liberté provisoire, les juges d’appel ont appliqué une sanction que ni la loi du 19 décembre 2003 ni la décision-cadre dont elle assure la transposition ne prévoient ou n’autorisent.

La décision-cadre prévoit au contraire que la mise en liberté provisoire, si elle est décidée, doit être assortie de toute mesure que l’autorité compétente estimera nécessaire en vue d'éviter la fuite de la personne recherchée.


Peine et exécution
de la peine

Modalités d’exécution de la peine – Contre-indications – Énumération limitative – Incidence du déni des faits

Arrêt du 17 novembre 2020 (P.20.1071.N)

Par cet arrêt, la Cour a cassé le refus opposé à la demande de la modalité d’exécution de la peine de la détention limitée sollicitée par une personne condamnée à une peine privative de liberté du chef d’homicide. Bien que le tribunal de l’application des peines fasse formellement référence aux contre-indications du risque de perpétration de nouvelles infractions graves et de l'attitude du condamné à l'égard des victimes, la Cour a considéré que la demande d’une détention limitée a été essentiellement rejetée parce que le condamné persistait à nier sa culpabilité du chef des faits pour lesquels il avait été condamné par la cour d’assises, alors qu’il ne s’agit pas d’une contre-indication visée à l’article 47, § 1er, de la loi du 17 mai 2006 relative au statut juridique externe des personnes condamnées. Cet arrêt doit s’inscrire dans la jurisprudence de la Cour quant aux motifs pour lesquels le tribunal de l’application des peines peut rejeter une demande visant l’octroi d’une modalité d’exécution de la peine et à la manière de motiver ce rejet.

Le tribunal de l’application des peines se prononce sur l’octroi ou non à des condamnés à une peine privative de liberté de plus de trois ans des modalités d’exécution de la peine de la détention limitée, de la surveillance électronique, de la libération conditionnelle et de la mise en liberté provisoire en vue de l'éloignement du territoire ou de la remise.

Le tribunal peut, sous réserve de l’observation des conditions temporelles, octroyer ces modalités pour autant qu’il n’existe pas de contre-indications, à savoir des circonstances qui, selon le législateur, empêchent l’octroi d’une modalité d’exécution de la peine. Pour la détention limitée, la surveillance électronique et la libération conditionnelle, le législateur a déterminé cinq contre-indications : 1° l'absence de perspectives de réinsertion sociale du condamné, 2° le risque de perpétration de nouvelles infractions graves, 3° le risque que le condamné importune les victimes, 4° l'attitude du condamné à l'égard des victimes des infractions qui ont donné lieu à sa condamnation, 5° les efforts consentis par le condamné pour indemniser la partie civile, compte tenu de la situation patrimoniale du condamné telle qu'elle a évolué par son fait depuis la perpétration des faits pour lesquels il a été condamné (art. 47, § 1er, de la loi du 17 mai 2006). Pour la modalité de la mise en liberté provisoire en vue de l'éloignement du territoire ou de la remise, trois contre-indications ont été établies, à savoir celles mentionnées à l’article 47, § 1er, 2°, 3° et 6°, de la loi du 17 mai 2006 (art. 47, § 2, de la loi du 17 mai 2006). La constatation d’une seule contre-indication suffit pour rejeter la modalité d’exécution de la peine [64].

Les contre-indications à prendre en considération par le tribunal de l’application des peines ont été définies limitativement. Le tribunal de l’application des peines ne peut prendre en considération des contre-indications autres que celles énoncées à l’article 47 de la loi du 17 mai 2006 pour rejeter une modalité d’exécution de la peine[65]. C’est précisément ce que le tribunal de l’application des peines de Gand a fait, selon la Cour, en la cause ayant donné lieu à l’arrêt de cassation du 17 novembre 2020 : il a été reproché à la personne condamnée d’avoir persisté à refuser de reconnaître les faits après sa condamnation définitive, alors qu’il ne s’agit pas d’une contre-indication énoncée à l’article 47 de la loi du 17 mai 2006.

Le tribunal de l’application des peines apprécie souverainement la teneur concrète des contre-indications susmentionnées. Dans cette appréciation, il peut prendre en compte tous les faits établis qui sont soumis à la contradiction des parties[66]. Le caractère limitatif des contre-indications de l’article 47 de la loi du 17 mai 2006 n’exclut ainsi pas que d’autres circonstances soient prises en considération pour définir ces contre-indications. Ainsi, l’état de santé du condamné peut également être pris en compte pour apprécier les perspectives de reclassement social[67]. Le tribunal de l’application des peines peut prendre en compte l’absence de certitude quant à l’identité et au pays d’origine du condamné pour apprécier la modalité de la mise en liberté provisoire en vue de la remise[68]. Bien que le déni par le condamné de sa culpabilité du chef des faits pour lesquels il a été condamné ne constitue pas une contre-indication autonome, aucune disposition ne s’oppose au fait que le tribunal de l’application des peines prenne en compte l’attitude de déni du condamné face aux infractions de nature sexuelle pour apprécier le risque de perpétration de nouvelles infractions graves[69]. Le déni par un condamné de sa culpabilité ne peut donc pas constituer une contre-indication autonome au sens de l’article 47 de la loi du 17 mai 2006, mais peut bel et bien jouer un rôle, à la lumière des éléments concrets de la cause, pour apprécier le risque de récidive et l’attitude du condamné à l'égard des victimes. Dans son arrêt du 17 novembre 2020, la Cour considère que le tribunal de l’application des peines de Gand avait appliqué le déni en tant que contre-indication autonome. Une telle application viole l’article 47, § 1er, de la loi du 17 mai 2006.

Le rejet d’une demande visant l’octroi d’une modalité d’exécution de la peine n’est régulièrement motivé que lorsque le tribunal de l’application des peines constate clairement qu’il n’existe pas de contre-indications portant sur un ou plusieurs des motifs énoncés à l’article 47 de la loi du 17 mai 2006 et qu’en outre, il mentionne aussi expressément les motifs applicables[70]. Le condamné doit connaître la contre-indication sur la base de laquelle la modalité d’exécution de la peine sollicitée lui a été refusée.

Bien que l’article 47 de la loi du 17 mai 2006 dispose qu’il doit s’agir de contre-indications auxquelles la fixation de conditions particulières ne peut répondre, le tribunal de l’application des peines qui prononce le rejet de la demande d’octroi n’est pas tenu de spécifier de quelle manière ces contre-indications peuvent être atténuées ni de préciser davantage les conditions particulières auxquelles le condamné pourrait satisfaire afin de répondre aux contre-indications[71], à moins que le condamné ne l’y invite dans ses conclusions[72].

[64] Cass. 22 juillet 2008, P.08.1040.F, Pas. 2008, p. 1795.
[65] Cass. 26 août 2008, P.08.1251.N, Pas. 2008, p. 1819, R.A.B.G. 2009, p. 10, note de Y. VAN DEN BERGE ; Cass. 13 septembre 2011, P.11.1510.N, Pas. 2011, p. 1786, R.A.B.G. 2012, p. 89, note de F. VAN VOLSEM.
[66] Cass. 14 janvier 2020, P.19.1291.N.
[67] Cass. 13 septembre 2011, P.11.1510.N, Pas. 2011, p. 1786, R.A.B.G. 2012, p. 89, note de F. VAN VOLSEM.
[68] Cass. 9 janvier 2018, P.17.1283.N, R.A.B.G. 2018, p. 523, note de F. VAN VOLSEM.
[69] Cass. 12 janvier 2021, P.20.1284.N.
[70] Cass. 29 septembre 2020, P.20.0918.N.
[71] Cass. 16 juin 2020, P.20.0571.N.
[72] Cass. 27 octobre 2020, P.20.0996.N.


Droit judiciaire

Mission du juge – Nullité d’une convention pour contrariété à l’ordre public – Prononcé d’office de la nullité après réouverture des débats

Arrêt du 4 septembre 2020 (C.19.0613.N)

Les parties ont conclu une convention de promotion immobilière dans le cadre de laquelle le demandeur s’est, en tant que promoteur, engagé, envers les défendeurs, à construire et à livrer une villa. Les parties s’étant querellées concernant l’exécution correcte de la convention, les défendeurs ont introduit une demande en réparation devant le juge d’appel et le demandeur a, à son tour, poursuivi le paiement d’une facture non acquittée.

Le juge d’appel a soulevé d’office la nullité de la convention en raison de sa contrariété à l’ordre public et décidé de rouvrir les débats. Dans leurs conclusions d’appel de synthèse après réouverture des débats, les parties maintenaient leurs demandes originaires et n’invoquaient pas la nullité de la convention. Le juge d’appel a néanmoins déclaré la convention nulle et a condamné les parties à la restitution.

En cassation, le demandeur a fait valoir qu’en agissant de la sorte, le juge a modifié l’objet de la demande et a méconnu le principe dispositif.

La Cour rejette ce grief.

Conformément à une jurisprudence constante de la Cour, le juge est tenu de trancher le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables. Il doit examiner la nature juridique des faits et actes allégués par les parties et peut, quelle que soit la qualification juridique que celles-ci leur ont donnée, suppléer d’office aux motifs invoqués par elles, pourvu qu’il n’élève pas de contestation dont elles ont exclu l’existence dans leurs conclusions, qu’il se fonde uniquement sur des éléments qui ont été régulièrement soumis à son appréciation, qu’il ne modifie pas l’objet de la demande et que, ce faisant, il ne viole pas les droits de la défense des parties.

Dans un précédent arrêt du 28 septembre 2012, la Cour considère dans un cas analogue que le juge, qui soulève d’office la nullité de la convention en raison de sa contrariété à l’ordre public et rejette la demande tendant à son exécution, ne modifie pas l’objet de la demande mais applique les dispositions d’ordre public que les parties ont entendu exclure. Il lui est cependant interdit de déclarer la nullité de la convention lorsqu’aucune des parties ne le demande.

La Cour franchit à présent une nouvelle étape en considérant que le juge, qui a soulevé d’office la nullité de la convention, peut, après réouverture des débats, déclarer la convention nulle et ordonner la restitution de ce qui a été obtenu en vertu de celle-ci, même si la nullité n’a été poursuivie par aucune des parties[73].

La Cour casse néanmoins l’arrêt attaqué, au motif qu’il a statué sur l’étendue de ces restitutions sans soumettre cette question à la contradiction des parties.

[73] L. CORNELIS, Openbare orde, Anvers, Intersentia, 2019, p. 671 e.s.


Droit public et administratif

Article 159 de la Constitution – Conformité à la loi des arrêtés et règlements – Lacune violant les articles 10 et 11 de la Constitution – Pouvoir du juge

Arrêt du 5 novembre 2020 (C.18.0541.F) et les conclusions (contraires) de M. l’avocat général Ph. de Koster

Cet arrêt est relatif à l’application de l’article 159 de la Constitution.

L’arrêté litigieux est l’arrêté royal du 16 janvier 2003 « accordant une prime Copernic à certains membres du personnel du cadre administratif et logistique de la police intégrée, structurée à deux niveaux ». Celui-ci n’a octroyé cette prime qu’aux membres du cadre administratif et logistique, à l’exclusion du cadre opérationnel.

Une policière, membre du personnel du cadre opérationnel de la police fédérale, a introduit une action contre l’État belge pour faute en raison de l’adoption de cet arrêté, qui reposait, selon la demanderesse, sur une différence de traitement injustifiée contraire aux article 10 et 11 de la Constitution et réclamait, au titre de dommages et intérêts, l’équivalent de la prime Copernic dont elle n’avait pas bénéficié. Déboutée par le premier juge de son action déclarée prescrite, elle a modifié sa demande en appel en soutenant, à titre principal, disposer d’un droit subjectif à l’octroi de la prime Copernic, la lecture combinée de cet arrêté et des dispositions constitutionnelles lui conférant le droit de bénéficier de cette prime. A titre subsidiaire, elle maintenait sa demande de dommages et intérêts en raison de la faute de l’État belge.

La cour d’appel a considéré, en ce qui concerne la demande principale, que l’article 159 de la Constitution permettait seulement au juge de refuser d’appliquer un acte réglementaire, et qu’à supposer que l’arrêté litigieux soit porteur d’une inégalité inconstitutionnelle, celle-ci résulterait d’une lacune que les cours et tribunaux ne pourraient combler. Elle a par ailleurs confirmé que la demande subsidiaire fondée sur la responsabilité de l’État belge était prescrite.

Devant la Cour, la demanderesse reprochait à l’arrêt attaqué d’avoir violé l’article 159 de la Constitution en considérant que la discrimination alléguée n’est pas de celles auxquelles le juge peut remédier sans excéder ses pouvoirs, alors que l’arrêt attaqué aurait pu remédier à cette discrimination en écartant de l’arrêté royal précité les termes réservant à la prime aux membres du personnel « du cadre administratif et logistique ». Elle fondait ainsi son raisonnement sur la démarche à laquelle la Cour invite le juge à procéder lorsqu’il est confronté à une lacune de la loi. La Cour[74] considère en effet que le juge est tenu de remédier à toute lacune de la loi dont la Cour constitutionnelle a constaté l’inconstitutionnalité, ou à celle qui résulte de ce qu’une disposition de la loi est jugée inconstitutionnelle, lorsqu’il peut suppléer à cette insuffisance dans le cadre des dispositions légales existantes pour rendre la loi conforme aux articles 10 et 11 de la Constitution. Selon la demanderesse, la même obligation découle du contrôle des actes administratifs sur la base de l’article 159 de la Constitution.

Dans ses conclusions précédant l’arrêt commenté, l’avocat général se montrait également favorable à une application analogique de cette démarche.

L’arrêt, rendu sur conclusions contraires, ne partage pas cette approche. Il rappelle tout d’abord qu’en vertu de l’article 159 précité, toute juridiction contentieuse a ainsi le pouvoir et le devoir de contrôler la légalité interne et externe de tout acte administratif sur lequel se fonde une action, une défense ou une exception, et que le juge, qui constate l'illégalité d'un acte administratif, est tenu de le priver d'effet.

Il précise ensuite qu’il ne s’ensuit pas que « lorsque l'illégalité de l'acte administratif résulte d'une lacune contraire aux principes constitutionnels d'égalité et de non-discrimination, le juge puisse y remédier en étendant l'application de cet acte à la catégorie discriminée, fût-ce en écartant de la définition de son champ d'application les termes où gît la discrimination ».

La Cour demeure ainsi fidèle à sa jurisprudence relative à l’article 159 de la Constitution. Elle s’est prononcée à deux reprises en 2003 sur le pouvoir du juge judiciaire qui constate la violation par l’autorité administrative du principe constitutionnel d’égalité.

Dans un premier arrêt, du 17 mars 2003[75], elle considère que « la non-application d’un arrêté royal sur la base de l’article 159 de la Constitution a pour seule conséquence de ne faire naître ni droits ni obligations pour les intéressés » et « qu’il ne résulte pas du fait que le Roi viole le principe constitutionnel d’égalité en usant de son pouvoir d’accorder des dispenses de l’obligation de payer les cotisations de modération salariale que le juge, en application de l’exception d’illégalité de l’article 159 de la Constitution, devienne lui-même compétent pour accorder le bénéfice d’une dispense à une catégorie de personnes auxquelles le Roi n’a pas accordé de dispense ».

Elle réitére cet enseignement dans un arrêt du 15 décembre 2003[76].

La Cour maintient encore cette position dans ses arrêts du 8 juin 2011[77] et 27 juin 2016[78].

L’arrêt commenté la réaffirme explicitement[79].

[74] Cass. 5 février 2016, C.15.0011.F, Cass. 14 octobre 2008, P.08.1329.N, Pas., n° 547, dont la portée sera précisée dans un arrêt du 3 novembre 2008, S.07.0013.N.
[75] Cass. 17 mars 2003, Pas., n° 171
[76] Cass. 15 décembre 2003, S.03.0065.N, R.W., 2004-2005, p. 979, et note P. POPELIER.
[77] Cass. 8 juin 2011, P.11.0181.F, Pas., n° 388.
[78] Cass. 27 juin 2016, S.15.0014.N, Pas., n° 422.
[79] Cet arrêt a déjà reçu l’assentiment d’un auteur, voy. M.-Fr. RIGAUX, « Du bon usage de l’article 159 de la Constitution. Actualité et perspectives de l’exception d’illégalité pour violation du principe d’égalité et de non-discrimination », J.T., 2020, pp. 105 et s. L’auteure y commente également, en parallèle, l’arrêt de la Cour du 19 août 2020, présenté dans la chronique de jurisprudence que le présent Rapport annuel consacre aux arrêts rendus dans le contexte de la pandémie de coronavirus Covid-19 (pp.169 et s.).